Souvenirs de Roger et Philippe Le Thomas

Henri Le Thomas est né au Havre le 5 janvier 1903 et y a habité, à Sanvic, jusqu'en 1931, date à laquelle il est parti en Afrique dans le cadre de ses compétences professionnelles (ingénieur transmissions).

 

Ses opinions politiques et son action syndicale dans la Marine marchande française lui avaient valu de perdre son emploi et de se retrouver Chef de poste à la Régie d’Air Afrique le 1er mars 1933, d’abord à Gao puis à Fort Lamy. En 1940 un grand réseau de transmission de l'AOF était organisé et mon père se fixait à Fort Lamy. Il décide, dès l’appel du 18 Juin de rallier De Gaulle, le 26 août 1940.

Il se trouve alors à Fort Lamy, où les autorités, conscientes de sa valeur, demandent instamment son maintient, car « il est absolument indispensable pour le fonctionnement de la ligne de Brazzaville » (Radiogramme du 27-09-1939).

 

Conscient de l’impossibilité pour notre mère de le suivre, il lui demande de rentrer en France, ce qu’elle fait en juillet 1940, et c’est là que je la vois pour la première fois (sauf un vague souvenir de petite enfance avant son départ pour l’Afrique en 1933).

 

Mon père contrôle le seul émetteur de la région, assez puissant pour assurer une liaison avec Londres par le truchement de la Nigeria sous contrôle britannique. Sa coopération avec le gouverneur EBOUE est donc indispensable. Il faut savoir qu’à l’époque De Gaulle n’est reconnu par personne (même pas Churchill et encore moins les américains qui d’ailleurs ne le reconnaîtront qu’en 1944), et qu’en droit international il faut contrôler effectivement un territoire pour pouvoir être reconnu par les autres Etats.

 

Le ralliement d’un premier territoire, en l’occurrence le Tchad, a donc une importance qui dépasse le seul aspect militaire, car en plus il est susceptible d’entraîner (ce qui sera effectivement le cas), le reste des possessions françaises d’Afrique (AEF puis AOF).

Le télégramme, en priorité absolue du 27 août 1940 à 18 heures posté à Fort-Lamy et signé EBOUE – MARCHAND, pose les principes du Ralliement :

 

« Dans l’intérêt France et Empire et afin d’éviter ruine du territoire, j’ai décidé d’accord avec Commandant Militaire, institution impliquant union avec forces françaises libres du Général De Gaulle et collaboration entre nos alliés britanniques et nous. … Notre attitude répond aux sentiments profonds Armée et population. Si vous ne croyez pas devoir l’approuver, je me verrai amené, afin de sauvegarder les intérêts qui nous sont confiés, d’administrer Tchad dans les formes autonomes. Aucune autre modification ne serait apportée aux règlements en vigueur, notre initiative étant calmement raisonnée et appuyée sur discipline volontaire de l’ensemble des cadres militaires et civils ». (Archives Le Thomas)

Henri Le Thomas, devint non seulement un collaborateur, mais un ami cher du Gouverneur. Sa force de persuasion et le courage de Félix Eboué furent déterminants pour que ce dernier s'engage dans la désobéissance vis à vis de Vichy.

 

Une lettre manuscrite écrite à New York le 18 décembre 1942 par de la Roche, administrateur des colonies, souligne les grandes qualités de mon père :

 

« Je viens de lire le compte rendu que M. Le Thomas a rédigé sur les évènements ayant entouré le ralliement du Tchad, évènements que j’ai pu suivre de très près dès le début et presque jusqu’à la fin.

 

Je dois à la vérité de déclarer que la décision de M. Eboué de maintenir le Tchad dans la guerre et de le placer aux ordres du Général de Gaulle fut rendue possible, dans son exécution, par la présence et l’action de quelques hommes, dont M. Le Thomas.

 

M. Le Thomas ajouta à de particulièrement brillantes qualités professionnelles, un sens aigu du devoir et de l’honneur, un dévouement qui alla jusqu’à l’épuisement des forces physiques et, ce qui fut précieux, un heureux sens des initiatives qui sauva bien des situations. Sans lui Fort Lamy eut connu un isolement total. Par sa courageuse attitude, son mépris du danger sous toutes ses formes, et par une claire notion de son devoir, M. Le Thomas a pris une part prépondérante dans le ralliement du Tchad. Je suis heureux de le féliciter et de lui exprimer ici toute mon amitié et ma reconnaissance ». (Archives Le Thomas)

 

Depuis 1933, il savait que le chancelier Hitler ne céderait en rien sur ses prétentions totalitaires, et qu'aucune composition ne pouvait être envisagée avec ce personnage. Il fut dès 1940 condamné à mort par contumace par le gouvernement de collaboration du Maréchal. Il n'eut d'autre choix que d'entrer dans une sorte de clandestinité. Il quitta Fort Lamy pour rejoindre par des moyens de fortune Douala au Cameroun, c'est-à-dire à environ 1200 kms. Je crois me souvenir que le voyage a duré plus d’un mois. Arrivé à Douala il s’embarque pour Londres (dernier trimestre 1940).

En 1941, étant donné ses compétences d’opérateur radio, et après un entraînement du type «commando», il est utilisé pour des missions de renseignement en France pour le compte du B.C.R.A. (Bureau Central de Renseignement et d’Action) en cours de formation. C’est dans ces opérations que mon père fut parachuté et failli laisser la vie après quelques jours de coma. Durant cette période il porte effectivement le nom de guerre : "le talec", allant ainsi de par le monde, sans laisser les traces que d'autres donnent à voir.

Il est ensuite envoyé aux USA, (qui ménagent le gouvernement de Vichy). A New York il «débauche» au profit des FNFL les français réfugiés et les marins des navires de commerce qui touchaient les ports américains. Son action gêne tellement le gouvernement de Pétain que la France demande aux USA de l’expulser. Ce qui est fait (fin 41/début42 ?). Il se basa un moment au Canada, puis organisa les transmissions et les renseignements nécessaires aux FFL à travers ses voyages souvent sous marins − mais pas uniquement − il échappa notamment à la tragédie du Surcouf, sur lequel il devait s'embarquer quelques jours avant que celui-ci ne fut coulé. Il n'est de possession de l'Empire Français de cette époque qui n'ait reçu sa visite.

 

Je crois que c’est de là qu’il embarque sur le contre-torpilleur Le Triomphant, pour être ensuite affecté à l’Etat Major de Thierry d’Argenlieu et aux opérations dans le Pacifique. Il est alors Officier des Equipages de 1ère classe. Nommé commandant de la Marine en Océanie, et chef des services radio de l’Océanie. Il dépend directement du Lt Colonel gouverneur de l’Océanie dont il prend toutes les directives. Ses services embrassent ceux d’une base Marine, la défense du secteur restant sous l’autorité du Commandant d’armes. Il lui incombe d’assurer les transmissions, la direction du port, les dépôts locaux et services administratifs, le bureau maritime de recrutement, l’inspection de la navigation (ordres signés par le capitaine de frégate Georges Cabanier le 5 octobre 1941 à Papeete).(Archives Le Thomas)

Une page de cahier fait la liste des Stations Radios, Télégraphie, Téléphonie qu’il a organisées en tant qu’inspecteur Radio du Pacifique : Nouvelle Calédonie et Dépendances, Nouvelles Hébrides, Wallis, Océanie, Saint Pierre et Miquelon (Mission à Saint-Pierre juin 1943), Guyane et Martinique (Mission juin 1943).

En juin 1943 la proposition pour la Médaille de la Résistance est appuyée par l’amiral Thierry d’Argenlieu : « J’approuve chaleureusement cette proposition, vu qu’aux qualités énumérées, Le Thomas joint une intégrité et une énergie de caractère qui m’ont été des plus précieuses en Nouvelle-Calédonie lors des troubles civils de mai 1942 ». (Archives Le Thomas)

       A l'issue de la victoire Henri Le Thomas eut l'honneur d'être sollicité par l'Amiral Thierry d'Argenlieu, premier grand Chancelier de l'Ordre de la Libération, pour participer au rétablissement de la suprématie politique et militaire en Indochine, ce qu'il refusa au nom de ses convictions sur la liberté des peuples à décider d'eux-mêmes.

On lui demanda d'entamer une carrière politique comme député, nouveau refus.

N'avait-il pas abordé de près ceux qui prétendaient nous soutenir en 1939-1940 ?

Le Général d'armée Giraud qu'il connaissait n'avait-il pas été l'objet d'une approche pour le moins inconvenante du président Américain ?

Certains documents de Henri Le Thomas témoignent  des  instructions données aux soldats alliés en 1944 quant aux matériels militaires de télécommunication appartenant aux français, et qui devaient faire l'objet d'une "disparition" pour utiliser une litote....

La Libération n'était en effet pas encore achevée, en particulier la liberté politique et l'indépendance de la France vis à vis des alliés.

 

Le 1er septembre 1945 Henri Le Thomas est placé dans la position « En mission hors cadres » pour être intégré au Réseau des Lignes Aériennes Françaises comme Inspecteur Principal au Département des Télécommunications. A ce titre il a été chargé de la réorganisation et de la mise en place des stations privées Radio de la Compagnie Air France : Paris, Alger, Brazzaville, Dakar, Niamey, Saigon, Hanoi, Casablanca, Tananarive, Douala, Fort de France, Pointe à Pitre, Beyrouth, Téhéran et Tanger.

 

En 1959 la Médaille d’Honneur de l’Aéronautique lui est décernée, témoignage officiel de la valeur de ses services à la Compagnie Nationale Air France et aux Compagnies qui l’ont précédées.

 

 

Il a cessé son activité le 1er avril 1958.

 

 

Je suis heureux de cette pensée commémorative de la ville du Havre pour ses fils résistants et honorés par le général de Gaulle, et des efforts menés par les Anciens et Amis de la France Libre.

 

J'ai 60 ans et malheureusement mon père tomba malade peu après ma naissance, affecté par la maladie de Parkinson, suite à une cicatrice cérébrale secondaire à un parachutage qui, parmi ses compagnons fit trois morts. Lui-même resta une semaine dans le coma.

 

Plutôt taciturne, il n'était pas loquace et de lui je n'ai rien appris sur la dernière guerre et de sa participation. Ma mère ne connut d'ailleurs que peu de choses, car elle fut sans nouvelles de lui pendant quatre ans. Il est compréhensible qu'il lui était nécessaire de ne pas engager la vie de son épouse et de son fils aîné, afin qu'on n'exerça dans aucune mesure une quelconque pression sur son action.

Il fut en effet, condamné à mort par contumace par le funeste régime de Vichy ; peu ont en fait l'objet. Charles de Gaulle en tête. Cela force à la clandestinité et au secret.L'absence de trace.La peur de représailles vis à vis de la famille. Ces patriotes sont morts pour l'Histoire et rien n'est révélé sur leur parcours...Il est de justice de saluer leur œuvre, qui ne se s'épanouit pas sur les champs de bataille.Tant d'anonymes ont concouru à la Liberté de cette patrie qui ne figureront peut être jamais dans les mémoires.

Les facultés intellectuelles de mon père ne furent jamais atteintes comme habituellement dans cette maladie invalidante pour la motricité. Il est décédé après trois opérations cérébrales − tentatives infructueuses à l'époque pour enrayer les symptômes − avant l'apparition de la L Dopamine. Les complications de la dernière intervention en 1964 vinrent à bout de ses forces et de son courage.

 

Mon frère Roger Le Thomas mon aîné, est né au Havre en 1931 et il a vécu l'arrachement d'une vie familiale, car il était à cette époque exclu d'emmener un enfant en Afrique. Il ne vit que peu mon père, et ne fit vraiment sa connaissance qu'au retour de la guerre, il avait alors 15 ans.

 

J’écris ces mots pour témoigner de ce que les familles vécurent en l'absence de leurs proches très engagés dans les combats de la France Libre. Le combat est souvent une affaire de famille. Sans doute est-ce la raison pour laquelle l'affection et le sentiment de responsabilité familiale furent des éléments déterminants chez de nombreux français pour résister à l'intérieur avec les moyens dont ils disposaient. La peur au ventre, nombre de concitoyens jeunes et moins jeunes protégèrent des exilés, et passèrent des informations au péril de leur vie. Cette guerre ne fut pas seulement une guerre mondiale, mais une guerre de la civilité.

 

Henri Le Thomas est enterré dans la ville de Le Perray en Yvelines.